La première évacuation de Haguenau
Mai-juillet 1940
(Etudes haguenauviennes, Nouvelle série, tome XIII, 1987)

En septembre 1939, lorsque, suite à une déclaration du Président du Conseil, de nombreux Haguenoviens, et tout particulièrement des familles juives, décidèrent de gagner provisoirement l'intérieur de la France, la question de l'établissement de cartes de réfugié fut à nouveau soulevée, cette fois sans objections de la part de la Préfecture. La préparation de ces cartes commença donc en octobre 1939. Toute une équipe d'employés auxiliaires fut chargée des travaux d'écritures il n'y avait pas moins de 18000 cartes à établir, pour tous les habitants sans exception, y compris les bébés. On avait également acquis la conviction que le jour où l'évacuation de la ville serait ordonnée, il serait trop tard pour distribuer ces cartes, car il y aurait alors des tas de problèmes urgents à régler. On décida donc de ne pas attendre l'ordre d'évacuation et de distribuer immédiatement ces cartes, comme cela avait d'ailleurs été fait à Strasbourg. Dans la semaine du 5 au 13 février 1940, avec l'autorisation de la Préfecture, les cartes de réfugié, imprimées aux frais de la ville, furent donc distribuées, grâce à des listes mises à jour, qui plus tard furent bien utiles aux services municipaux mais elles ne devenaient valides qu'avec l'apposition sur la page intérieure du tampon de la mairie, le jour de l'évacuation. Désormais, en plus des masques à gaz déjà distribués en octobre-novembre 1939, tous les Haguenoviens disposaient de leur carte de réfugié ; ces cartes étaient pourvues d’œillets, ce qui permettait éventuellement de les suspendre au cou d'un enfant.

Un des problèmes les plus ardus dans l'élaboration du plan d'évacuation était celui de l'hébergement des réfugiés de Haguenau dans des communes d'accueil de l'Intérieur. Après avoir primitivement envisagé une évacuation vers le département de l'Indre, on se rangea finalement à la proposition de la Préfecture d'Épinal et on opta, malgré les objections des autorités militaires, pour le département des Vosges qui comptait parmi les départements les moins peuplés (les Haguenoviens trouvèrent d'ailleurs à leur arrivée, en mai 1940, de nombreuses localités et maisons totalement abandonnées).

Pour la réussite du plan d'évacuation I, il était essentiel de s'assurer les moyens de transport indispensables (trains, voitures particulières ou camions) ainsi que le carburant et des conducteurs pour les automobiles et les camions. Nous avons déjà dit que les trains devaient partir de Haguenau ou de Schweighouse (à l'origine, on avait même l'intention, en cas de bombardement de la ville, d'envoyer les réfugiés à pied jusqu'à Brumath, où ils devaient être pris en charge par des trains :). Dans une première version, le plan prévoyait 8 trains de réfugiés, avec chacun 1500 personnes. Mais l'expérience de l'évacuation de Strasbourg avait montré que, pour des raisons de sécurité, il ne fallait pas dépasser le chiffre de 1000 persponnes, et de ce fait on porta le nombre de trains à 12. Un service d'ordre de 15 personnes était également prévu dans la gare.

D'autre part, 185 personnes étaient réquisitionnées d'avance avec leurs automobiles et camionnettes ; chaque véhicule devait porter une plaque avec l'inscription "Service d'évacuation de la ville de Haguenau. Voiture n°...". Au cours de sa séance du 16 décembre 1939, le Conseil municipal avait déjà voté un crédit de 20 000 francs pour l'achat de 5000 litres d'essence pour le transport des réfugiés ; il avait fallu insister auprès de la sous-préfecture, qui considérait que 3000 litres suffiraient, avant d'accorder un bon pour 5000 litres. Ce carburant était stocké en partie dans deux réservoirs réquisitionnés (1000 litres au "Distributeur Standard", 125 Grandrue, et 2000 litres au garage Renckert, 2 route de Strasbourg), le reste (2000 litres) se trouvant dans les cuves du dépôt municipal. Une grande partie des stocks du dépôt municipal fut par la suite transférée dans les réservoirs d'E. Bletterer, dont le chef du dépôt municipal, H. Koch, possédait la clef. Il faut remarquer que ce carburant fut amplement suffisant, puisqu'au soir du dimanche 19 mai 1940, à la fin de l'évacuation, il restait encore approximativement 900 à 1000 litres dans les réservoirs Bletterer.

Lorsque leur ville fut évacuée en septembre 1939, les Strasbourgeois ne furent autorisés à emporter que certains bagages indispensables (objets de valeur, couvertures, habits, chaussures et alimentation pour 4 jours). Les biens laissés sur place étaient confiés à un service de sauvegarde. Le plan d'évacuation de Haguenau prévoyait 30 kg de bagages à main ; par ailleurs, chaque chef de famille pouvait préparer un colis de 100 kg avec de la literie (matelas, couvertures, oreillers) et même des bicyclettes ; ces colis, portant l'adresse haguenovienne du propriétaire, devaient être placés sur le trottoir au moment de l'évacuation, pour être pris en charge par des camions spécialement affectés à ce ramassage, et apportés à la gare ; là, ils devaient être chargés sur des wagons de marchandises ajoutés aux trains de réfugiés ou regroupés en un train de marchandises complet, et acheminés vers les communes d'accueil.

Le plan général d'évacuation prévoyait également des mesures pour le déplacement du bétail. En cas d'évacuation, les Haguenoviens concernés devaient conduire leurs bêtes à différents points de rassemblement :

a) la propriété Guth, agriculteur au Château Fiat, pour les porcs de moins de 50 kg, les moutons et les chèvres. b) le jardin du camionneur Sturm, route de Bischwiller, pour les porcs de plus de 50 kg.
c) les étables des Missions Africaines pour les taureaux.
d) le parc à bestiaux aménagé près de la route de Marienthal pour les autres bovins et les chevaux.

Pour toutes ces bêtes furent distribuées des plaques métalliques portant le numéro de chaque bête enregistrée à la mairie. Ces plaques devaient être attachées à l'animal par le propriétaire au moment de le conduire aux lieux de rassemblement. Quant au petit bétail (poules, oies, canards), il devait être abandonné à lui-même; il devait en être de même pour les animaux domestiques (chats, chiens). En mars 1940, on effectua un recensement du bétail possédé par les Haguenoviens :
Chevaux 92
Vaches et boeufs 663
Veaux 181
Taureaux 17
Porcs de plus de 50 kg 225
Porcs de moins de 50 kg 408
Verrats 3
Moutons 348

Peu avant l'évacuation de la ville, les plus grandes affaires commerciales de la place avaient procédé à un inventaire, officiellement certifié, de leurs stocks de marchandises. Les formulaires leur furent fournis par la Chambre de Commerce de Strasbourg. Le but de l'opération était de pouvoir déclarer rapidement aux services des Dommages de Guerre, preuves à l'appui, les pertes ou dégâts subis en cas de pillage, de destruction ou encore d'abandon de ces stocks lors d'une fuite ou d'une évacuation précipitée. Des inventaires identiques furent établis par les industriels, artisans, ainsi que par de nombreux agriculteurs, ces derniers à l'instigation de la Chambre d'Agriculture.
Restait le problème du financement de l'évacuation. Outre le crédit de 20000 francs que le Conseil municipal avait déjà voté en décembre 1939 pour la constitution d'une réserve de carburant pour le transport par automobiles ou par camions des malades, des personnes âgées et fragiles, le même Conseil municipal, le 15 février 1940, vota un crédit supplémentaire exceptionnel de 200000 francs. Cette somme devait être utilisée éventuellement pour assurer la nourriture des réfugiés durant le transport ou à leur arrivée dans les communes d'accueil. Ce crédit ne fut jamais utilisé, la plupart des familles de réfugiés ayant emporté suffisamment de provisions pour le voyage et ayant trouvé dans les différentes communes d'accueil des denrées alimentaires disponibles en quantités suffisantes.

II - L'EVACUATION EFFECTIVE
1- Les événements de mai 1940

Haguenau fut mitraillée une première fois le lundi de Pâques 1940. L'après-midi, un avion ennemi apparut subitement derrière la gare ; il survola et mitrailla les parcs aménagés à proximité, provoquant la panique parmi les promeneurs qui se réfugièrent en catastrophe dans les maisons voisines ou sous des arbres. Par miracle, il n'y eut pas de blessés, uniquement des dégâts matériels (des vitres et des tuiles). L'émotion fut grande dans la ville, car le pilote allemand avait pu mitrailler sans la moindre opposition, en l'absence de toute D.C.A. et de tout avion français ou allié.

Le jeudi 16 mai 1940, vers 14h.30, la ville fut touchée par des tirs d'artillerie lointains (on supposa qu'il s'agissait d'une pièce très puissante, montée sur rails, et placée à Baden-Baden). Deux obus, destinés vraisemblablement à la gare toute proche, tombèrent sur la ville, le premier au début de la rue de l'Aqueduc, le second sur la route de Schweighouse, où il atteignit la maison d'Eugène Wendling, négociant en vins, et l'anéantit complètement. Quant au premier, il fit également une victime : Sébastien Paulus qui rentrait à ce moment-là chez lui à bicyclette, fut jeté à terre par le souffle de l'obus et se fractura les deux jambes. La population s'inquiétait et ne se sentait plus en sécurité. Plus personne ne voulait rester à Haguenau, car on redoutait de nouveaux bombardements ou tirs d'artillerie.

Or le Conseil municipal avait fait connaître à plusieurs reprises et avec insistance (séances des 16 et 27 octobre 1939, et du 27 janvier 1940) sa volonté de ne procéder à une évacuation que si des raisons militaires l'imposaient absolument. Au cours d'une de ces séances, M. Eich déclara même qu'en cas d'évacuation de la ville, la population de Marxenhouse ne quitterait pas Haguenau. Avec ce premier bombardement de la ville, la situation menaçait effectivement de devenir critique, et la question de l'évacuation devenait brûlante, même celle de Marxenhouse. Le jeudi 16 mai 1940, vers 15 heures, une entrevue eut lieu dans le bureau du sous-préfet entre la municipalité représentée par l'adjoint Meyer, le sous-préfet Feschotte, le commandant en chef de la Vème Armée, Bourrel, accompagné d'autres officiers de son état-major venus de Wangenbourg. L'évacuation de la ville fut alors décidée, sans doute sur l'insistance du maire délégué Meyer, soutenu par le sous-préfet Feschotte. Je me trouvais dans l'antichambre du bureau du sous-préfet ; vers 16 heures, on m'appela et on me communiqua toutes les instructions nécessaires pour la proclamation de l'évacuation ainsi décidée. J'étais chargé de faire imprimer par l'Imprimerie de Haguenau la proclamation qui venait d'être rédigée. Mais comme il n'y avait plus personne à l'Imprimerie en-dehors du directeur, cette proclamation, qui devait être affichée le jour même, fut imprimée sur la ronéo de la mairie.

En fait, cette proclamation ne parlait pas d'une évacuation, mais ordonnait simplement une dispersion, ce qui pour les habitants avait au fond le même effet pratique. Le samedi 18 mai, vers 18 heures, alors que la proclamation était affichée partout, que les moyens de transport étaient déjà réquisitionnés et que l'évacuation était en pleine marche, une lettre du sous-préfet arriva à la mairie, dans laquelle il était clairement précisé que les mesures décidées concernaient une dispersion et non une évacuation ("le général commandant a pris la décision d'inviter la population à se disperser. Il ne s'agit donc pas d'un ordre d'évacuation..."). Lorsque je lui demandai s'il fallait annuler la première proclamation et en rédiger une nouvelle, l'adjoint Meyer me répondit :"On en reste aux premières décisions prises. La ville sera évacuée, et d'ailleurs l'évacuation est déjà en cours d'exécution et ne peut plus être arrêtée." Les événements des jours suivants semblèrent donner raison aux partisans de l'évacuation.

Les premiers réfugiés partirent vendredi 17 mai et samedi 18 ; les derniers convois devaient quitter Haguenau avant dimanche 19, à 23 heures. Mais ce jour-là, à 10 heures du matin, eut lieu un deuxième bombardement. Cette fois, les deux obus étaient vraisemblablement destinés au commandement militaire de Haguenau ; en effet, plusieurs maisons dans le secteur de la rue des Chaudronniers, immédiatement derrière le bâtiment qui abritait le Bureau de la Place, furent touchées, alors que deux immeubles situés juste en face de ce Bureau étaient gravement endommagés. Les fidèles, peu nombreux d'ailleurs, qui assistaient au même moment à Saint-Georges à la dernière messe avant l'évacuation, durent quitter l'église en catastrophe et se réfugier dans la cave de l'école de garçons Saint-Georges. La fin de l'évacuation de la ville fut avancée au même jour à midi. Autant on avait souvent critiqué sévèrement le plan d'évacuation les jours précédant les deux bombardements, aussi bien au sein du Conseil municipal que dans la population, autant la plupart des Haguenoviens semblaient maintenant soucieux d'échapper le plus rapidement possible à ces tirs.
2 - Le déroulement de l'évacuation

L'évacuation effective de la ville se fit dans l'ordre suivant : a) Déplacement à pied de la population civile valide jusqu'à Schweighouse ; b) Transport des malades, des personnes âgées et fragiles ; c) Transport des établissements hospitaliers et des internats ; d) Transport des administrations. Comme on redoutait à tout moment un bombardement de la gare de Haguenau, le départ des trains de réfugiés devait se faire, dans la nuit de dimanche à lundi, à Schweighouse que les réfugiés devaient rejoindre à pied. Des caravanes de familles avec toutes sortes de voitures à bras chargées de bagages affluèrent à la gare de Schweighouse. Chacun voulait avoir quitté la ville avant la nuit. Après le départ des derniers trains de réfugiés, il y avait encore à proximité de la gare de Schweighouse des centaines de voitures à bras, abandonnées là par leurs propriétaires. Le chef de gare de Schweighouse en fit mettre un certain nombre dans les remises de la gare, dans la limite des places disponibles ; une partie fut d'abord enlevée par la population de Schweighouse, avant d'être ramenée sur intervention de la gendarmerie de Haguenau. A la fin du mois de mai, toutes ces voitures furent ramenées à Haguenau par les soins de la municipalité de Schweighouse, sur des attelages, ou poussées par les enfants des écoles, pour être entreposées dans la halle aux houblons. Plus tard, lorsque les réfugiés revinrent à Haguenau, la plupart d'entre eux purent ainsi récupérer leur bien (en tout environ 400-500 voitures).

Pour le transport des personnes âgées et malades, on organisa un service de transport par automobiles, réquisitionnées dans ce but, depuis le domicile de ces personnes jusqu'à la gare de Schweighouse. Toutefois, certains propriétaires d'automobiles réquisitionnées, portant la plaque "Service d'évacuation de la ville de Haguenau", après avoir pris de l'essence à la station municipale et obtenu un laisser-passer pour leur véhicule, préférèrent mettre leur propre famille en sûreté, sans participer au transport des malades ; d'autres se firent payer, indûment, par les familles le transport des malades, alors que l'essence pour ce transport était mise gratuitement à leur disposition.

Le déplacement de l'hôpital civil, de la clinique Saint-François, de la maison de retraite et de l'orphelinat israélites, de l'internat Saint-Joseph (la "Persévérance") posa des problèmes, en raison de l'extrême difficulté de trouver des voitures-ambulances et d'autres véhicules après le départ de la population civile valide ; tous ces établissements durent finalement s'occuper eux-mêmes de leur transport.

Dans l'ensemble toutefois, cette première évacuation de Haguenau se déroula bien mieux que celle de 1945 où rien n'avait pu être prévu et oû chacun était livré à lui-même. Il faut dire aussi qu'à côté des combats de novembre 1944 à mars 1945, les premiers bombardements de Haguenau en mai 1940 n'étaient que de simples escarmouches ; et pourtant, en 1944-1945, un bon tiers de la population préféra rester sur place et s'exposer quotidiennement à une pluie de projectiles. En 1940, on n'avait pas encore l'habitude des bombardements et du climat de guerre, et les premiers tirs d'artillerie provoquèrent la panique dans la ville. De façon bizarre d'ailleurs, les tirs allemands cessèrent avec l'évacuation, et plus le moindre obus ne tomba sur la ville par la suite. On peut donc se demander si les fréquents déplacements des soldats de la ligne Maginot vers Haguenau, où ils effectuaient leurs achats, n'ont pas été la cause de ces bombardements, ou si les Allemands, bien informés évidemment, avaient des griefs particuliers contre l'administration "juive" (J. Meyer) de la ville. Plus tard, dans un article des "Strassburger Neueste Nachrichten", du 10 mars 1944, on put lire qu'Hitler avait épargné l'ancienne capitale des Hohenstaufen, alors que Louis XIV l'avait détruite en 1677.

3 - Mise en place d'un service de sauvegarde

Le service de sauvegarde était formé de représentants de l'administration municipale, d'un certain nombre de pompiers, du commissaire et d'agents de police, de quelques secouristes et membres de la Croix-Rouge, d'employés des services techniques de la ville et d'ouvriers municipaux chargés de l'entretien des rues et du fonctionnement du château d'eau, du directeur et de quelques ouvriers de l'usine à gaz, d'un responsable du contrôle sanitaire des viandes et de deux ouvriers de l'abattoir, de quelques boulangers, bouchers, restaurateurs, d'un médecin et d'un pharmacien, ainsi que de cinquante personnes pour les rondes quotidiennes dans la ville et des deux fossoyeurs. Tout ce monde, à l'exclusion de toute femme, figurait sur une liste nominative établie en prévision d'une évacuation.

Mais cette liste fut rapidement modifiée. Les deux conseillers municipaux qui devaient rester à Haguenau pour y régler les affaires communales firent défection. Le dernier jour de l'évacuation, à 23 heures, le maire délégué Meyer se rendit à Schweighouse pour assister au départ d'un train de réfugiés, et il eut la surprise de voir l'un des ces conseillers, qui lui déclara qu'il se préoccupait davantage du sort de sa famille que de sa fonction municipale. De retour à Haguenau, 3. Meyer, après une conversation téléphonique d'une demi-heure avec Georges Ludwig, qui pourtant ne faisait pas partie de ses amis politiques, confia à ce dernier la charge des affaires municipales à Haguenau pendant le temps de l'évacuation. Avec l'accord de G. Ludwig, le' commandant de la place, le capitaine Meyer, bouleversa complètement la liste des maintenus établie par l'administration municipale évacuée et, malgré les protestations de J. Meyer depuis Mirecourt, nomma un certain nombre d'autres personnes, dont plusieurs femmes, notamment des serveuses. En tout, y compris les cheminots maintenus, c'étaient environ 200 personnes qui restaient à Haguenau. Dans le nombre figuraient également des personnes qui avaient tout simplement refusé d'obéir à l'ordre d'évacuation. C'était le cas de l'abbé G. Gromer, le conservateur du musée, qui célébra l'enterrement religieux d'un commerçant décédé durant cette période (lors de l'élaboration du plan d'évacuation, on n'avait pas envisagé de telles éventualités, et on n'avait donc rien prévu en ce sens).

III - LA VIE QUOTIDIENNE PENDANT l'EVACUATION
1- L'installation dans les communes d'accueil

Lors de l'élaboration du plan d'évacuation, la raison première du choix du département des Vosges pour accueillir les réfugiés haguenoviens était qu'il était entièrement abandonné par suite de l'exode rural, et ceci malgré les objections des autorités militaires françaises. Dès que la Préfecture de Strasbourg eût fait connaître ce choix à la municipalité de Haguenau, une commission comprenant quelques membres du Conseil municipal, le responsable du "Service de la Défense Passive" et le maire délégué Meyer, se mit en route pour voir sur place les 220 communes d'accueil prévues. Le voyage fut édifiant et, à son retour, 3. Meyer, démoralisé, me déclara textuellement :"Je suis amèrement déçu par ce que je viens de voir. Si nos concitoyens doivent être installés là, il risque d'y avoir de sérieux problèmes. A l'exception de Mirecourt, Epinal, Plombières, Vittel, Dompaire, Mataincourt et quelques autres localités valables, j'ai vu partout ailleurs des villages abandonnés, des maisons d'habitation et autres bâtiments en ruines, dans lesquels on veut nous héberger : C'est incroyable : Je vais immédiatement protester auprès du Préfet de Strasbourg. Il faut pour le moins rendre ces maisons habitables, si des réfugiés doivent y être éventuellement installés". Mais l'évacuation eut lieu tellement subitement, que rien n'avait pu être entrepris pour l'amélioration des conditions d'hébergement dans les quelque 200 communes d'accueil finalement retenues. Lorsque la menace allemande se précisa et que les communes du département des Vosges furent soumises à des bombardements aériens allemands de plus en plus intenses, il fut à nouveau question, même à Epinal, d'installer les réfugiés dans des communes d'accueil situées plus à l'intérieur de la France. Mais les événements militaires se précipitèrent et, par suite de la capitulation rapide, on n'eut pas à recourir à cette extrémité.

La Préfecture d'Epinal désigna la petite ville de Mirecourt comme siège de la mairie de Haguenau. C'était alors une petite ville coquette et propre, d'environ 5400 habitants. A Mirecourt même étaient installés, outre la mairie, la Caisse d'Epargne, la Caisse Locale Générale de Malades, le Crédit Mutuel et la filiale haguenovienne de la Société Générale Alsacienne de Banque, ainsi que les familles des différents fonctionnaires et employés. Quelques familles haguenoviennes vivaient également à Mirecourt, où elles avaient trouvé un logement par leurs propres moyens. Mais la capacité d'accueil de Mirecourt était réduite, d'autant plus qu'y séjournaient encore de nombreuses familles strasbourgeoises réfugiées depuis septembre 1939. De même se trouvait à Mirecourt un camp d'internés civils allemands, parmi lesquels se trouvaient aussi quelques Haguenoviens, qui durent aider au déchargement des caisses contenant les documents des services municipaux (mais après la défaite française, lorsque la mairie quitta Mirecourt, ce furent des prisonniers français qui durent charger ces caisses :). Par contre, la Poste avait son siège à Dompaire ; l'hospice, les cuisines, les stocks et la direction de l'hôpital civil furent déplacés vers le préventorium "La Combe" à Senones, alors que les malades étaient dirigés sur l'hôpital Saint-Charles à Saint-Dié ; l'Internat Saint-Joseph (Persévérance) quant à lui se trouvait à Wesheim, près de Phalsbourg.

Mirecourt avait l'avantage d'être à peu près au centre de la zone d'accueil des 200 localités disséminées, dont quelquesunes étaient toutefois à 80-100 km du siège de la mairie. Dans ces conditions, les communications entre les services de la mairie repliés à Mirecourt et les administrés vivant dans ces communes d'accueil n'étaient pas faciles et furent maintenues essentiellement par l'intermédiaire des différents chefs de secteur.

2 - Des conditions de vie difficiles

Le maire délégué Meyer se trouvait en permanence sur la route avec sa voiture, pour prendre acte des centaines de réclamations et de plaintes des réfugiés haguenoviens au sujet des mauvaises conditions d'hébergement. Avec l'aide de la préfecture d'Epinal, on procéda à des transferts vers d'autres communes et dans de meilleurs logements. Mais dans l'ensemble, seule une partie de la population évacuée eut la chance d'être hébergée dans les belles stations de Plombières ou Vittel, alors que la grande majorité devait se contenter de maisons délabrées, voire de véritables taudis. Certains, habitués à avoir à Haguenau un meilleur confort, cherchèrent à améliorer leur nouveau domicile. Mais si les Haguenoviens avaient dû passer l'hiver suivant dans le département des Vosges, cela aurait été sans doute une catastrophe, car beaucoup de logements occupés par des réfugiés n'avaient ni portes ni fenêtres, et une deuxième évacuation, plus vers l'Intérieur, vers le département de l'Indre (dont il avait d'ailleurs été question initialement) aurait certainement dû être envisagée.

A ces conditions d'hébergement vinrent s'ajouter les conséquences des perturbations dans l'acheminement des bagages. Ceux qui quittèrent Haguenau parmi les derniers, par exemple des représentants de l'administration municipale, purent encore voir sur les trottoirs, au soir du dimanche 19 mai 1940, des montagnes de bagages qui ne furent cherchés et acheminés que la semaine suivante, bien après le départ des réfugiés. Tous ces bagages furent acheminés sur Mirecourt, entreposés dans une halle gardée, puis de là transportés par camions vers les différents secteurs. Des quantités considérables de bagages et des centaines de bicyclettes furent amenées jusqu'à leur lieu de destination grâce au "Service municipal exceptionnel" ; c'est au à l'exception des fonctionnaires et employés qui continuaient à percevoir leur salaire dans leur nouvelle résidence, avaient droit à une indemnité journalière de réfugié. Initialement, cette indemnité s'élevait à 10 francs par adulte, et 6 francs par enfant de moins de 13 ans. Or, beaucoup de Haguenoviens, comme d'autres Alsaciens, étaient partis à la suite de l'appel du vice-Président du Conseil, Chautemps, bien avant l'évacuation effective de la ville. Ces personnes estimaient que leur "dispersion" leur donnait droit également à cette indemnité de réfugié. De ce fait, de nombreux Haguenoviens séjournant à l'Intérieur demandèrent à la mairie de Haguenau les certificats nécessaires afin de pouvoir déposer, dans leur nouveau lieu de résidence, une demande d'aide aux réfugiés. Par ailleurs, se trouvaient à Haguenau des habitants de communes déjà évacuées de l'arrondissement de Wissembourg ou de la région proche du Rhin, et qui déposèrent à Haguenau leur demande d'aide. S'y ajoutaient enfin les militaires en permisssion, originaires de ces communes évacuées, et qui, ne pouvant évidemment passer leur permission dans leur commune d'origine, étaient obligés de rester à Haguenau ; ces permissionnaires avaient également droit à une indemnité journalière de 10 francs.
Lors de l'évacuation de la ville de Haguenau en mai 1940, la question du versement de cette indemnité se posa avec acuité pour les réfugiés haguenoviens dans leur nouvelles communes de résidence. Mais les choses traînèrent dans de nombreuses communes ; dans une minorité seulement des 200 communes d'accueil, les réfugiés purent toucher à temps leurs indemnités. Dans les autres, ils étaient obligés de vivre sur leurs économies qui, pour beaucoup, furent très vite épuisées. Aussi la mairie de Haguenau à Mirecourt dut-elle entreprendre des démarches auprès de la Préfecture d'Epinal, afin d'inviter les maires du département des Vosges à traiter et à transmettre le plus rapidement possible les demandes des Haguenoviens. Toutefois, lorsque les réfugiés, après 8 ou 10 semaines d'évacuation, retournèrent dans leur ville, la plupart d'entre eux n'avaient encore touché aucune indemnité.
3 - Pendant ce temps-là à Haguenau

Ceux qui avaient été maintenus sur place coulèrent somme toute des jours tranquilles jusqu'à l'armistice du 22 juin 1940, dans une ville quasi morte. En dehors des rondes, de jour et de nuit, pour éviter vols et pillages, il n'y avait pas grand-chose à faire. L'administration municipale restée à Haguenau n'avait aucune liaison avec les autorités, toute la poste destinée à la mairie de Haguenau étant dirigée directement sur Mirecourt. L'Etat-civil enregistra 1 ou 2 décès, ni mariage ni naissance. La vie était comme arrêtée. Du reste, les maintenus sur place ne subirent aucune privation, car rien ne leur manquait, bétail, volailles, fruits et légumes. Un des problèmes à résoudre avait été celui du bétail, amené aux lieux de rassemblement prévus au moment de l'évacuation, et qui dut souvent attendre deux ou trois jours dans ces parcs à bestiaux, sans surveillance ni soins. Personne ne se préoccupait de nourrir ces bêtes ou de traire les vaches laitières. Un grand nombre de bovins et de chevaux furent toutefois mis en sûreté chez des agriculteurs des communes voisines. Mais d'autres, mourant de faim et de soif, s'échappèrent de leurs parcs pour regagner instinctivement leurs étables, où malheureusement il n'y avait personne non plus pour s'en occuper. Les derniers trains de réfugiés n'avaient pas encore quitté Schweighouse, que déjà de nombreux animaux livrés à eux-mêmes erraient dans les rues de la ville et durent être attrapés et menés à l'abattoir, où ils furent abattus au fur et à mesure des besoins, à l'exception de vaches qui furent régulièrement nourries et soignées dans les étables de l'abattoir et dont le lait était vendu aux maintenus sur place. Les porcs furent cherchés en grande quantité par les troupes de la ligne Maginot pour leur consommation. Les chiens errants, sans maître, étaient tout simplement abattus par la garde municipale restée à Haguenau, puis enterrés. Après le retour des évacués, en juin 1940, d'énormes pertes de gros et petit bétail furent déclarées. Pour le petit bétail seulement, on releva la disparition de 4 072 poules, 72 coqs, 2 247 lapins, 301 oies, 130 canards, 15 faisans et 10 dindons. Une partie de ces animaux a dû périr faute de soins, mais d'autres ont certainement fait les délices des maintenus sur place qui, aux dires de certains d'entre eux, ne pouvaient plus voir de volaille ou de lapin sur leur table après ces quelques semaines.