Le Pont sur la Drina
Ivo ANDRIC
(© Fondation Ivo Andric, 1987
© Belfond, 1994, pour la traduction française)
(traduit du serbo-croate par Pascale DELPECH)

Sur la plus grande partie de son cours, la Drina suit des défilés étroits entre des montagnes escarpées ou coule au fond de gorges aux parois abruptes. En quelques rares endroits, ses berges s'élargissent en vallées et constituent, d'un seul côté ou des deux côtés de la rivière, des terrains agréables, tantôt plats. tantôt onduleux, propices aux cultures et à la vie des hommes. Une de ces plaines s'ouvre ici, près de Visegrad, à l'endroit où la Drina surgit en faisant un coude du défilé étroit creusé entre les rochers de Butko et le mont Uzavnica. Le méandre que décrit la Drina à cet endroit est étrangement brusque, et les montagnes de part et d'autre sont si escarpées et si rapprochées qu'elles semblent former un massif impénétrable d'où jaillit la rivière, comme d'un mur sombre. Les montagnes s'écartent ensuite tout à coup en un amphithéâtre irrégulier dont le diamètre à l'endroit le plus large n'excède pas quinze kilomètres à vol d'oiseau.

© Viamichelin
À l'endroit où la Drina surgit de tout le poids de sa masse d'eau écumante et verte de ce massif apparemment clos de montagnes noires, se dresse un grand pont de pierre aux courbes harmonieuses, reposant sur onze arches à larges travées. À partir de ce pont, comme à partir d'une base, une large vallée onduleuse déployée en éventail, couverte de champs, de pâturages et de prunelaies, quadrillée de murets ou de palissades, parsemée de bosquets et de rares bois de conifères, abrite la bourgade de Visegrad ainsi que des hameaux blottis au creux des coteaux. Vu ainsi, du fond de l'horizon, on dirait que sous les arches amples du pont blanc coule et se déverse non seulement la verte Drina, mais aussi tout ce paysage harmonieux et parfaitement domestiqué, avec tout ce qu'il abrite, et aussi le ciel méridional au-dessus de lui.