RAPPEL SUCCINCT DES CONDITIONS DU REPEUPLEMENT DE L'ALSACE APRES LA GUERRE DE TRENTE ANS

Les traités de Westphalie de 1648, comme on sait, donnèrent à la France, en termes ambigus, une Alsace couverte de ruines (à l'instar, d'ailleurs de presque toute l'Allemagne) sur l'ensemble de son territoire, à quelques exceptions près, singulièrement de Strasbourg grâce à son jeu diplomatique... ainsi qu'à ses solides fortifications et de Mulhouse grâce à ses liens organiques avec les cantons suisses.

Beaucoup de villages étaient détruits totalement ou en partie ; certains, en nombre réduit semble-t-il, ne furent jamais reconstruits (par ex. Bachhoffen entre Morschwiller et Ringeldorf). Par rapport à 1618, la population avait diminué de 40 % ~ 60 %, suivant les estimations (difficiles et aléatoires en raison de la rareté des documents écrits et chiffrés) des spécialistes de l'histoire alsacienne. Cette diminution résultat non seulement des faits de guerre proprement dits, mais encore d'épidémies renouvelées et de famines consécutives à plusieurs années de mauvaises récoltes. De nombreuses terres étaient en friche et le restèrent souvent jusqu'à la fin du siècle et au-delà.

Immense fut donc la tâche de reconstruction et de repeuplement à accomplir. Nous essaierons de voir quels en furent les principaux acteurs, ensuite quelle part ceux-ci ajoutèrent à leur action pour promouvoir la francisation de l'Alsace, enfin quelles furent les dispositions essentielles de l'ordonnance de 1662 portant législation d'ensemble en matière de repeuplement.

1) Acteurs

Dès la paix signée et même sporadiquement auparavant, se dessina une immigration, d'abord quasi spontanée, ensuite de plus en plus encouragée et organisée par ceux qui avaient intérêt à la reconstitution du tissu social et économique de l'Alsace et partant de son revenu fiscal.

2) Actions de francisation

L'idée de franciser la population alsacienne apparaît avoir été associée dès le début à celle du repeuplement. Elle est exprimée explicitement par J.B. Colbert lorsqu'il écrivit le 21 janvier 1659 à l'intendant, son frère :

"Il me semble que ce serait un grand avantage pour le Roy de faire habituer le plus de Français que vous pourriez dans le pays", tout en ajoutant, "vous pourriez appeler d'autres habitans et faire publier une ordonnance d'exemption de toutes contributions, dîmes militaires et logement de soldats pendant trois ou quatre ans ou davantage, s'il est nécessaire, à tous ceux qui voudraient s'establir dans le pays."

Cette politique de francisation se traduisit de plusieurs manières.

a) Substitution de seigneurs français à des seigneurs alsaciens ou allemands possessionnés en Alsace.

Déjà pendant leur occupation les Suédois avait fait donation de terres voire de seigneuries à leur clientèle étrangère ou française qui s'était illustrée à leurs côtés par une action d'éclat. La France continua cette pratique pendant quelque temps, mais les réclamations furent si vives qu'en 1645 le roi ordonna l'arrêt des spoliations, les biens usurpés devant être rendus dans les moindres délais aux légitimes propriétaires. Mais cet ordre souvent ne put être exécuté face aux nouvelles protestations dues aux situations inextricables ainsi créées, et il ne s'appliquait pas aux seigneurs alsaciens ou allemands ayant refusé l'allégeance au roi de France.

Dans la région de Haguenau deux cas ont pu être relevés :

- par acte du 15 octobre 1662 le duc de Mazarin en qualité de Grand bailli de la Préfecture de Haguenau accorda à M. de Ruzé, la faculté de construire un château au village d'Ohlungen en lui faisant en même temps don de ce village et du hameau voisin de Keffendorf.
M. de Ruzé, fils, vendit ses droits en 1707 à M. de Vorstadt. La maison seigneuriale et ses dépendances, dont il ne reste rien aujourd'hui, étaient comprises dans un enclos de plus de 12 ha, situé au lieu dit "Riedfeld" à la sortie ouest de la commune, entre celle-ci et le chemin menant à Uhlwiller.

- Egalement vers 1660, Philippe BAYNAST de SANLECQ, ou SANLEQUE obtint soit directement, soit par son mariage en 1660 avec Elisabeth d'ATTIENVILLE, veuve de François d'HERICOURT, l'investiture du fief colonger de Berstheim (1). La famille SANLEQUE, originaire de Picardie (Boulonnais) demeura à Berstheim jusqu'en 17S1 : après Philippe, Jean Léonard, b. Berstheim 27.2.1668, oo 28.3.1699 Julienne DUTRUC, puis François Joseph, b. Berstheim 4.9.1704, chevalier de St Louis, capitaine commandant du régiment d'Alsace, ooI 1735 Madeleine Dorothée, baronne de GEISPITZEN, et ooII 1751 Charlotte Adolphine baronne de HAUSSEN.

Sans doute sur l'insistance de sa seconde épouse (on la comprend) François Joseph vint habiter Haguenau à partir de 1751.

Son fils, Charles Joseph Henry, *Haguenau 4.12.1751, officier au régiment royal de Bavière, émigra à la Révolution, et en 1827, retiré à Vienne en Autriche, réclama la liquidation de l'indemnité accordée pour ses propriétés, notamment celles de Berstheim, saisies comme biens nationaux en l'an III.

La branche alsacienne de SANLEQUE n'a pas laissé de descendance masculine. M. Charles Arminjon, membre du CGA, à qui reviennent nos sincères remerciements pour la documentation aimablement communiquée, en est un descendant en ligne féminine.

Aucune mention topographique concernant la résidence seigneuriale et le Dinghof n'a pu être trouvée et la population n'en a qu'un vague souvenir. Pourtant, il n'est pas invraisemblable que le presbytère actuel, relativement vaste par rapport aux autres de la région, et construit avant la Révolution, en soit une des composantes.

b) Apport militaire

Déjà pendant la guerre la troupe, pour améliorer l'ordinaire, semait du blé sur les terres en friches autour de ses cantonnements. A Haguenau les officiers fournissent les semences aux habitants et un observateur note en 1645 "qu'il n'y avait pas d'officiers à Colmar, Sélestat, Thann et Saverne qui n'eussent deux ou trois charrues et n'occupent les meilleures terres". De la sorte, la troupe fit corps avec la population et rares ne furent point les soldats qui, leur temps de service accompli, restèrent en Alsace.

En 1649 Mazarin, licenciant la cavalerie allemande, concéda aux cavaliers des 1ots de terres incultes près de Brisach. Il n'est certes pas hasardeux d'en induire que des possibilités similaires furent offertes, là ou ailleurs, à des militaires français.

L'origine militaire de l'immigration francophone peut en tout cas être vérifiée (mariage de soldats et notamment d'invalides encore à partir de 1726, date des premiers actes dans les registres paroissiaux de cette ville) à Lichtenberg, dont la forteresse fut longtemps occupée par une garnison française et où, aujourd'hui encore existent un quartier dénommé Picardie et un autre Champagne. Etaient-ce les noms de provinces ou ceux des régiments de ces noms ? .

Le phénomène peut s'observer dans les autres villes de garnison d'Alsace : Belfort, Huningue, Sélestat, Neuf-Brisach, Strasbourg, Fort-Louis, Lauterbourg...

c) Nomination de prévôts francophones

Certes l'ordonnance royale de 1680 n'exige comme condition, à la nomination des prévôts et baillis que celle d'être de religion catholique.

Mais les notes prises au hasard de la lecture des documents consultés tendent à montrer que les prévôts sont choisis (c'est le seigneur local qui opère ce choix) de préférence parmi les francophones ou descendants de francophones, même si un seul réside dans le village :

Exemples :

1656 Michel GARNIER à Huttendorf.
1665 LEGAR à Berstheim.
1667 Claude CHARONNAL à Uberach
1688 Noé VATELET à Uberach
1689 Jean FOURNAISE à Ettendorf
1688 Jean Charles BARBIER à Morschwiller
1680 Jean LOYSON à Wingersheim
1671 Sébastien MERRE à Ohlungen
1690 Jean GARNIER, fils de Michel à Huttendorf
1691 Caspard LOYSON à Kirrwiller
1691 Pierre COLIN à Altenstadt
1700 Jean CREQUI à Ettendorf
1702 Sébastien FOUQUEROLLE, "bailli" à Uhlwiller
1714 Jean GARNIER à Huttendorf
1721 Nicolas ROLLET à Ohlungen
1729 Adrian OGE à Uberach
1740 Jean BARBIER à Morschwiller
1758 Martin LOYSON à La Walck
1767 LOYSON à Kindwiller

d) Nomination de curés francophones

En 1659 J.B. Colbert écrit à son frère intendant, à l'occasion du dés: exprimé par le curé de Giromagny de repartir au-delà des Vosges : "il faut les persuader de demeurer dans ce village, étant bien nécessaire de multiplier les prestres français qui sont en ce pays là."

Ce souci se révèle en la région de Haguenau dans les quelques exemples suivants, collationnés avec le "Répertoire du clergé d'Alsace dans l'ancien régime" de Louis Kammerer.

RENESSON Jean 1669 à 1705 curé successivement d'Ettendorf, Wittersheim, Huttendorf, Minversheim, Haguenau.

* Haguenau (St-Georges) 16.6.1644, fils d’un chirurgien arrivé à Haguenau avec la garnison française. + Haguenau 22.1.l705.

ZOLLET François Joseph, cistercien, curé de Morschwiller Grassendorf du 15.1.1679 au 20.10.1724 1679 à 1724

MONTFORT Robert, 1688 cistercien, curé de Kirwiller 6.2.1688

LE COEUVRE François aussi appelé GOERY, 1688 à 1710, curé de Bouxwiller et Kirwiller
de 1698 à 1701, puis de Surbourg et Wingersheim où + 26.6.1710, à 46 ans.

PERROT Jacob 1699 curé d'Oberbronn

DUCLOUX Georges 1722 à 1728 vicaire à Grassendorf en 1722 puis curé à Grassendorf en 1724

GENTY Louis 1724 à 1732 Curé d'Eschbach-Forstheim

VUILLAUME Nicolas 1746 curé de Minversheim

HUTTEAU Jean-Antoine 1747 à 1753 fils de Jacques et Catherine BRASSARD à Brisach, curé d'Ettendorf

LOMBARD Charles Eléonor 1750 curé de Berstheim

DAUDET Joseph 1750 à 1774 cistercien, vicaire puis curé de Morschwiller

LAVILLE François Balthazar 1751 à 1793 curé d'Uhlwiller, émigré en 1793, arrêté le 26.7.1796

BOSCUE Jean Baptiste Joseph 1764 à 1784 * Strasbourg 13.3.1737, fils de Jean Baptiste, occupé aux impôts militaires, et d'Anne Marie FEDERLE, curé de Hochfelden

On voit que le monastère cistercien de Neubourg, comme les autres monastères d'Alsace où les moines français étaient obligatoirement majoritaires, un numerus clausus étant imposé pour les étrangers, constituait une source de recrutement de curés pour certaines paroisses : ici ZOLLET, MONTFORT, DAUDET pour Morschwiller, Grassendorf et Kirrwiller. A noter toutefois que les autres curés francophones énumérés ci-dessus n'ont pas été appelés d'outre Vosges mais étaient nés en Alsace.

e) Nomination d'instituteurs francophones

L'influence des autorités sur la désignation des instituteurs s'avéra forcément plus discrète et plus réduite, puisque ceux-ci étaient élus par la population, mais elle n'en fut pas absente,

- bien sûr à Grassendorf, alors exclusivement francophone (voir ci-dessous) : Robert CHARRON ; mais
aussi à Ohlungen : Nicolas DESLOYSIERS, 1662 ; à Uberach : Michel CARON, 1700 ; à Bitschhoffen : Jean BARBIER, 1706 ; à Morschwiller : Louis MASSON, 1712 ; à Uberach : Nicolas DECAULT, 1721 ; à Forstheim : Jacques SERGENT, 1740 ; à Bossendorf : Pierre MESSANGE, 1740 ; à Hochfelden : Joseph BOUFFLEUR, 1750.

Le recours à des étrangers francophones ne donna guère de résultat ainsi que l'illustre le cas de Guillaume ALBERGER, venu de Suisse à Mommenheim où il ne put se maintenir que peu de temps : à son arrivée il signait les actes avec la mention "Guillaume ALBERGER Maître d'Eschole" quelques mois après "Wilhelm ALBERGER Schuler", ce qui ne lui épargna pas d'être remplacé rapidement.

En définitive tous ces artifices de francisation se soldèrent par un échec quasi complet à la campagne. De surcroît beaucoup de familles d'immigrants dans la région de Haguenau n'y firent qu'un séJour relativement bref, de quelques années à 2 ou 3 générations du moins en ligne directe (voir ci-dessus). Et celles qui persistèrent furent "phagocytées" en une ou deux générations et en petit nombre restèrent ceux qui, cent ans après, fidèles à leur origine, signaient de leur prénom en français, tout en écorchant souvent leur patronyme (2).

3) Ordonnance de 1662

Par contre la politique de repeuplement rencontra le succès, même s'il fallut la poursuivre pendant plus d'un demi-siècle. A partir de 1662 la charte de cette politique fut l'ordonnance royale de novembre de cette année-là. Elle fut prise sur proposition du duc de Mazarin que celui-ci présenta dans un mémoire sur la situation en Alsace, après le voyage qu'il fit de septembre 1661 janvier 1662" dans les lieux les plus beaux du monde qui sont stériles faute d'habitants" écrit-il.

Voici les grandes lignes de cette ordonnance.

a) pour déterminer "les espaces libres", donc à distribuer, un délai 3 mois est donné pour la présentation des titres de propriétés des terres incultes.

b) la seule condition d'admission à l'obtention d'un lot est celle d'être catholique.

c) les lots sont délivrés gratuitement "chacun à proportion de ce qu'auront de famille et facultés".

d) ceux qui s'installent ainsi sont exemptés d'impôts pendant 6 ans.

e) ils sont autorisés à prendre dans les forêts royales tout le bois nécessaire pour reconstruire les bâtiments et pour se chauffer pendant 6 ans.

La publication de ces mesures eut pour effet d'accélérer l'immigration notamment de la Suisse catholique, de l'Autriche, du Palatinat, de la Souabe, la Bavière (spécialement dans la région de Haguenau), de la Lorraine, de Bourgogne, de la Picardie (spécialement aussi dans la région de Haguenau et également à Altenstadt près de Wissembourg). Mais en 1682 il restait toujours des terres en friches, tant et si bien qu'une ordonnance du 13 décembre de cette année-là rappela les avantages accordés par celle de 1662, sans reprendre condition d'être catholique, mais qui allait de soi.

La mise en oeuvre de l'ordonnance de 1662 revint au grand bailli (ou préfet ou Landvogt) duc de Mazarin, en ce qui concerne la Décapole et donc Haguenau et la quarantaine de villages de sa région, rattachés à la Landvogtei. Mazarin à l'instar de ses prédécesseurs n'accepta aucune ingérence de l'intendant dans les affaires du grand bailliage.

Mazarin était un personnage d'intelligence médiocre, dévôt à l'excès ombrageux et pointilleux dans ses relations avec les villes de la Décapole auxquelles l'opposaient des conflits permanents autant qu'aux autres autorités l'Alsace. En fait foi ce jugement, peut-être un peu partial, du prince de Condé lorsqu'il écrivit à Louvois en 1673 : "je ne puis m'empêcher de vous dire que la conduite de Mazarin nuit beaucoup en ce pays là. I1 est brouillé avec tout le monde, avec l'intendant, les lieutenants du roi, avec tous les officiers. Le peuple et la noblesse le méprisent et il s'applique bien plus à faire le missionnaire que le gouverneur (il était, on s'en souvient gouverneur en même temps que grand bailli). Les princes voisins ne le considèrent en façon quelconque ç'aurait été un grand bien pour le service du roi qu'il y eut ici un gouverneur de mérite ; quand je vous verrez, je vous diray tout ce que je pense là-dessus.

C'est ce que pensait également son épouse la duchesse Hortense Mancini d'un caractère peu dévot, peut-être un peu frivole, qui dès 1666, ne pouvait supporter plus longtemps la cruauté mentale de son mari, vécut séparée de lui. Mais le duc resta, de par son héritage du Cardinal Mazarin, un des plus riches seigneurs de France. Dans cet héritage figurait une somme de 1.200.000 livres affectée "à l'achat d'une terre de dignité »

C'est ainsi qu'il acquit la terre de Rethel, saisie sur Charles duc Mantoue à la requête de ses créanciers par arrêt du parlement de Paris du juillet 1663 et, par lettres patentes de décembre, érigée en duché-pairie Mazarin, d'où furent originaires quelques immigrants.

Quels que fussent les travers du duc de Mazarin, il a pris à cœur le peuplement de la Landvogtei, particulièrement celui de la région de Haguenau. Les preuves en sont les prêts qu'il consentit, à titre personnel, à des immigrants et dont on trouve maintes traces. Il est vrai que dans son mémoire de 1662, il avait proposé au roi de faire édifier jusqu'à 300 maisons dans les villages à reconstruire. Il soulignait l'intérêt de la construction en série et aussi le bénéfice financier qui pouvait en être tiré. Le roi lui fit répondre, avec quelque malice peut-être, que, puisque profit on pouvait retirer de telles
opérations, il lui laissait la faveur de la prendre à son compte.

Et... le duc ne se déroba pas et consentit, en sus, des prêts, notamment pour faciliter les achats des maisons ainsi construites. En outre en 1671 il fit publier qu'il donnerait en plus 100 florins en capital pour aider à s'établir

- par acte du 17.1.1681 Charles TIERCE reconnaît avoir acheté une maison (Behausung) « das der Grossherzog Mazarin hat bauen lassen zu Grassendorf ».

- par acte du 20.2.1688 Bastian GROSJEAN de Morschwiller "a confessé lui devoir la somme de 49 florins 5 schillings, avec intérêts de 99 livres, somme avancée dans ses nécessités, il y a environ 25 ans".

- par acte du même jour, Antoine BUGNIET de Grassendorf reconna1t devoir au duc une somme de 30 florins et intérêts de 60 livres, prêtée il y a 25 ans".

- par acte du 17.3.1684 est reconnue la dette de 15 florins au duc de Mazarin sur hypothèque (vente par Anne MATT de Grassendorf à Robert CHARRON d'une hutte sur fourche et quelques acres).

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