[1] En l’an de grâce mil six-cent soixante-dix-huit, le dernier jour du mois d’août à sept heures du matin, il vint une troupe de soldats français qui voulaient se partager Lauterbourg (ils n'étaient pas plus de trente) ; très vite, se jetant sur toutes les maisons qui se trouvaient sur leur chemin, ils emportèrent tout ce qu’ils voulaient, malgré la sauvegarde que la France avait établie pour cette ville . À dix heures du matin, après avoir chargé des chevaux et même des vaches destinées à l’abattoir qu’ils avaient trouvées, tout le monde, rejoignant la route, avait pris la fuite en direction de Wissembourg, dans la crainte de l’arrivée des Impériaux. La plupart des habitants et bourgeois de Lauterbourg durent traverser le Rhin pour gagner les îles qu’on appelle en langue vulgaire Grauwört. Dans cette situation incertaine, nous espérions que l’armée française, qui (disait-on) avait installé son camp près de Wissembourg, rappelée en arrière, se replierait. C’est ainsi qu’une fausse rumeur se répandait. Voilà pourquoi, à cause de notre inconscience, ou plutôt parce qu’une fausse rumeur nous avait trompés, nous laissâmes nos biens à Lauterbourg, alors que nous eussions dû ce jour-là les mettre en lieu sûr au prix d’un effort supportable. Quant à moi, qui suis mentionné plus haut, Simon Kistner, curé de Lauterbourg, j’avais souffert pendant trois mois d’une fièvre froide, depuis la fête du Corps du Christ, fièvre qui m’avait abandonné le soir précédent ; encore faible, j’étais resté à Lauterbourg avec un enfant, à veiller sur les biens de l’Église, c’est-à-dire sur les objets du culte. La nuit suivante, avant le point du jour — c’était le premier septembre —, il se trouvait déjà là un autre Capitaine, du nom de La Charm, qui allait être Commandant à Lauterbourg. Alors, tous les Lauterbourgeois qui avaient quelque force s’enfuirent vers les îles du Rhin ; quant à moi, je restai tout seul avec mon garçon, m’enfermant dans l’église en prévision du danger. Je ne laissai entrer aucun militaire, sinon Monsieur le Capitaine dont j’ai parlé, avec son aide de camp : ils vinrent deux fois visiter l’église, me réclamant fermement ce qui se trouvait là, jusqu’à ce qu’enfin la violence des hommes qui poussaient la porte et tentaient d’entrer s’accrût ; la porte du côté de l’école craqua, et cinq dragons firent irruption. Ils se jetèrent sur moi et me dépouillèrent, l’un d’eux allant jusqu’à me menacer d’un poignard. J’étais comme entre des loups voraces l’inoffensif agneau. Quand le lieu saint fut dépouillé des ornements de l’Église jusqu’alors intacts, spectateur malgré moi, j’allai trouver le Capitaine commandant qui fit surveiller les portes de l’église, ce qui dura jusqu’à trois heures environ. À la tombée de la nuit, je restais seul garde de l’église, et, après qu’on m’eut fait porter un repas de la table de M. le Commandant et d’un autre soldat qui m’avait volé, enfermé

[2] dans le lieu saint, après en avoir confié la clef au révérend père Robert Descuville, curé de Lauterbach, je passai la nuit en goûtant le dur sommeil auquel je suis habitué. Le lendemain, qui était le deux septembre, lorsqu’en très grand nombre les hommes du camp accoururent, rien ne semblait plus en sécurité dans maison de Dieu. Alors, comme on y avait plus mûrement réfléchi, on transféra à la hâte tout ce qui, en toute urgence, tombait sous la main, dans la maison Holtzapffel, qu’habitait M. le Commandant ; il y eut cependant beaucoup de pertes, provoquées par l’oubli ou par des erreurs de jugement — des biens, abandonnés à cause du danger, qui furent perdus . Pour ma part, je restai [à Lauterbourg], grâce à la bienveillance de M. le Commandant, m’asseyant même à sa table à son invitation, jusqu’à la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, où enfin je lus la messe à l’autel de la Sainte-Croix dans l’église ; je passais le reste du temps dans la demeure de Monsieur le Commandant. Le soir, avec la permission dudit Monsieur La Charm, sept ou huit garçons et filles, qui jusque là avaient eu un accès sûr à Lauterbourg, déposèrent les ornements de l’église (peu de temps auparavant, le R. P. Descuville avait déjà transféré notre calice d’or dans l’île appelée en langue vulgaire Grauwört) dans l’endroit de ce côté du Rhin appelé Aw et de là, on les transporta à Ettlingen au Collège des R.R. P.P. Jésuites. J’accompagnai en personne ce déplacement, et « parjure comme un Carthaginois » , je ne revins pas à Lauterbourg, comme je l’avais pourtant promis, évitant le danger du départ d’une troupe trop hostile. L’armée fut placée sous les ordres du Marquis de Créqui près de Minfeld jusqu’à ce qu’enfin le trois octobre l’ordre fût publié de livrer Lauterbourg à Vulcain, — et, bien entendu, cela devait avoir lieu le quatre octobre ; mais un autre officier, par trop craintif, arriva le trois octobre, qui persuada le Commandant ordinaire qu’un incendie anticipé garantirait leur sécurité et qu’il fallait incendier la ville ce même jour ; ce qui, hélas !, fut fait. Pendant ce temps, on rapportait dans l’armée ennemie cette proposition, et le messager, se hâtant, trouva Lauterbourg déjà en flammes, ce qui (aux dires de M. La Charm), jeta dans la conscience du Commandant mille pensées assez tortueuses, alors qu’un dommage irréparable avait été apporté à Lauterbourg. Quand naturellement toutes les maisons nobles et magnifiques eurent brûlé, et en particulier le Palais épiscopal qui de mémoire d’homme avait déjà été bâti par deux fois, la très somptueuse maison du gouverneur et la maison, ou plutôt le palais de la très noble famille Holtzapfel de Herxheim et le presbytère furent réduits en cendres jusqu’aux fondations avec tous les biens qui s’y trouvaient.

[3] La construction érigée droit au-dessus du chœur de l’église, surmontée d’un bulbe en bois, fut attaquée par le feu à partir du bâtiment voisin, mais, la Puissance divine s’y opposant, l’incendie, ne causant que la perte de quelques tuiles et poutres faîtières, ne s’avança pas plus loin. Il ne restait que [quelques] bâtiments, en ruine et presque inhabitables, que le feu de l’incendie, n’est-ce pas ? n’avait pas saisis avec autant d’ardeur : c’étaient la Mairie et quelques maisons qui se trouvaient autour. Grâce au travail des habitants qui étaient accourus, elles furent arrachées à leur ruine. Dans l’église, on avait déjà auparavant enlevé toutes les cloches, dont les trois qui pendaient au sommet de la tour sonnaient harmonieusement. Les autres, c’est par la porte du milieu, où se trouvait l’horloge et qui était en face de l’autel de la Sainte Vierge Marie et devant le petit sanctuaire zu Maria Hilf, qu’elles furent toutes emportées. Quant à l’orgue, ornement de l’église, l’Esprit-Saint le conserva, avec ses machines sonores en étain, atrocement tordues. Cette ruine, ce n’est pas à un seul homme, mais à beaucoup qu’au premier regard elle arrachait des larmes qui venaient de la compassion du cœur. C’est pourquoi j’ai voulu ici informer le lecteur en écrivant cela après les événements et une fois revenu de ma fuite, moi curé indigne. Dieu trois fois très haut très grand : Lui qui rend pauvre et enrichit, qui abaisse et relève, qu’Il détourne à l’avenir de ce lieu de semblables peines.

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